La chambre d’hôtel
conte de Noël
Avec le soutien de la Ville de Genève

J’ai pas envie de rentrer, il fait froid et tout, mais j’ai pas envie de renter. Maman m’attend et elle va encore gueuler. Elle veut toujours que je me couche tôt le vingt-quatre pour bien profiter de la dinde et des cadeaux. J’aime pas la dinde et les slips Calvin Klein qu’elle m’offre depuis dix ans, j’ai pas besoin d’être particulièrement en forme pour les déballer. Alors, elle gueule parce que j’ai pas l’esprit de Noël à la con. Vous allez me dire que c’est pas possible de se faire engueuler par sa mère à vingt-quatre balais et je vous dirai que vous avez bien raison. Moi, j’aimerais bien vivre ailleurs que chez maman, mais dans cette satanée ville, y a pas d’appartement, même pas de cages à lapin, pour un jeune gars qui travaille dans un bureau. En vrai, j’ai démissionné. Oh, vous inquiétez pas, j’y vais toujours au boulot, mais je travaille plus. Ça se voit pas. Je sais pas pourquoi le chef croit toujours que je bosse, peut-être parce que lui a toujours été assez malin pour rien foutre. Je l’aime bien le chef, il a des taches de sauce sur sa cravate et gueule toujours très fort, mais sur personne en particulier. Bon, je dis ça un peu vite, parce que les commerciales – le chef il engage que des gonzesses pour la vente, paraît que les clients préfèrent – elles en bavent avec lui. Ces temps-ci c’est surtout Mademoiselle Belligot qu’en prend plein la poire. Mademoiselle Belligot elle est gentille comme un cœur et jolie comme un labrador, c’est-à-dire pas trop, ou pas comme on a l’habitude. Et ces deux qualités, ben c’est pas des qualités pour une commerciale. Les filles comme Mademoiselle Belligot, elles veulent toujours faire plaisir à tout le monde : le chef veut qu’elle vende plein de contrats, le plus cher possible, et les clients, ils veulent rien acheter, ou que des trucs gratuits, ou presque. Donc y a comme une impossibilité, même sans faire les calculs, parce que je travaille plus, je m’en rends bien compte que y a comme une impossibilité. Le chef, il engage toujours des filles comme Mademoiselle Belligot pour faire la commerciale. Je crois que son vrai kif, c’est pas de vendre des contrats très chers, c’est d’engueuler des filles labradors. Il se sent moins seul comme ça. Mais bon, tout ça, c’est plus mon affaire parce qu’en fait, je suis écrivain. Personne le sait, que j’ai démissionné et que je suis écrivain, du coup, je sais pas si ça compte. Je crois que je m’en fous. En vous disant ça, je me rends compte qu’y a pas grand chose qui compte dans ma vie.

Tiens, qu’est-ce que je fous à la gare ? J’ai marché en pensant. La Brasserie, fera moins froid dedans. Une bière. Y a une fille en face de moi. Elle pleurniche, elle est sacrément jolie, même en pleurnichant. C’est rare, ça. Je veux essayer d’écrire un petit poème sur ses larmes, mais elle me fait signe de venir. Elle a l’air fâché quand je fronce les sourcils de surprise. C’est pas une fille qui apprécie qu’on mette en doute sa parole. Je me le tiens pour dit. Je m’assieds, je lui dis salut. Elle s’appelle Tili, je pense pas que c’est son vrai nom, mais c’est tellement joli que j’ai pas demandé d’explication. Tili, elle est venue avec le train, de loin. Elle devait s’expliquer avec un Jules, un mec qu’est parti sans rien dire, sans laisser un mot. Elle a pas aimé ça, Tili. Alors elle a enquêté et elle a vite trouvé qu’il était monté à la ville. Elle a attendu d’avoir un jour de congé, elle voulait pas en demander un spécial, parce que y a pas de raison que le patron du restaurant qu’est comme un père pour elle, il se retrouve dans la m… à cause du Jules en question. Elle a pris le train de cinq heures trente, c’est pas si tôt, quand on s’y met. Là je lui ai demandé si elle avait lu des trucs dans le train, parce qu’en six heures, elle aurait eu le temps de lire plein de trucs. Elle m’a dit que non, mais que maintenant que je lui en parlais, elle regrettait. J’ai noté dans ma tête plusieurs livres que j’aimerais lui offrir. Et je me suis dit que ça servait peut-être à rien parce que peut-être bien que je la reverrais plus jamais. J’ai vite arrêté de penser à ça, c’était beaucoup mieux de l’écouter raconter. Tili, elle l’a cherché partout son Jules, elle s’est même un peu arrêtée pour regarder comme la ville pouvait être belle. Elle pensait pas que les pierres, le béton, l’acier, c’était beau comme ça. Pis tous les gens, tous les gens ensemble, c’est beau aussi. D’où elle vient, il y a l’océan, pas de comparaison possible, mais quand même, la ville c’est pas moche comme elle imaginait. Elle l’a pas trouvé son Jules, Tili. Mais elle a trouvé son appartement, et dans son appartement, y avait une femme et deux petits enfants. La femme lui a offert du thé à la menthe et des pâtisseries au miel, elle s’essuyait tout le temps les yeux, cette femme. Tili l’a prise dans ses bras et pis elle est partie. Elle avait de la chance, parce qu’elle, elle pouvait partir. À ce moment-là, je lui ai demandé pourquoi elle pleurnichait si tout était si bien. Tili m’a dit que quand elle avait vu la femme et les petits enfants, elle avait su qu’elle était plus amoureuse. C’est pour ça qu’elle est triste, Tili, parce qu’elle est plus amoureuse. J’ai fait oui de la tête, mais je comprends pas vraiment ce qu’elle veut dire, parce que moi, j’ai jamais été amoureux. Je crois qu’elle s’est aperçue de mon problème parce qu’elle m’a souri, ça fait du bien.

On a discuté longtemps, sans sentir le temps. La brasserie ferme, y a pas de train avant six heures trente. Je veux pas amener Tili chez maman, alors on entre dans le grand hôtel de la gare. Moi, je suis toujours dans mon costume de bureau, ma cravate fait bon effet. Personne nous demande rien. On se faufile dans les couloirs, sans se faufiler, naturels quoi. Je trouve une chambre entrouverte, toute propre, toute belle, juste pour nous. Tili, elle a gloussé, pis elle a mis le do not disturb sur la poignée de la porte. Elle m’a dit qu’elle fait pas ça d’habitude, je lui ai répondu que moi non plus. On a ri, nerveux, heureux. Tili est allée à la douche et je reste comme un con, assis sur le lit. Le moindre petit bruit de rien me fait sursauter, je me vois déjà ligoté, Monsieur vous avez volé une chambre d’hôtel ! Je sais pas trop pourquoi j’ai pas payé. C’est un hôtel chicos, c’est vrai que j’ai pas trop les moyens, mais bon j’aurais quand même pu. Je sais pas pourquoi, mais je regrette pas, même si je meurs de trouille de voir la femme de chambre nous mettre dehors. Tili sort de la salle de bains dans un gros peignoir blanc. Il est beaucoup trop grand pour elle, ses cheveux sont mouillés. Je suis ému et sans vouloir trop gâcher la poésie, très excité aussi. Elle me fait signe d’aller à la douche. Elle fait beaucoup de signes, Tili. J’aime bien ça. J’y vais, j’ai peur de fermer la porte, parce que j’ai peur que Tili disparaisse si je ferme cette porte. L’eau chaude me fait du bien, j’avais froid en fait. Je me frotte, j’ai envie d’être très propre, pur comme un enfant. Je trouve un peignoir, il est trop grand pour moi aussi. Je suis pas un homme si on croit en l’étalon du peignoir d’hôtel. J’essaie de pas trop y croire. Tili, elle m’attend dans les couvertures, elle grignote les amandes du mini bar et je vois d’ici qu’elle grelotte un peu. Quand je m’assieds sur le lit, elle passe ses mains sous mon peignoir, sur mes épaules, dans mon dos. Je frissonne, lui dis que je suis tout nu dessous. Elle sourit et me répond qu’elle pensait bien que je me douchais pas avec ma cravate. Les amandes du mini bar, elles étaient sucrées. Tout le reste, y a pas de mots.

C’est cinq heures trente quand le téléphone de Tili vibre pour nous réveiller. Je dis rien, j’ose pas. Elle est prête en un rien de temps, elle refait le nœud de ma cravate. Elle me prend la main pour sortir de la chambre. Je referme la porte comme un seigneur, j’ai presque oublié que je l’ai volée, cette porte que je referme. Une femme en tailleur de l’hôtel me voit et penche la tête. Il faut courir. Elle court sacrément vite, Tili.

À la gare, Tili fonce au guichet et me dit que cette fois, on va payer.
Le jour se lève, le paysage défile. C’est beau. Tili me glisse son téléphone dans les mains et m’embrasse les oreilles en me chuchotant, appelle ta maman, c’est Noël aujourd’hui.

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conte de Noël pour le journal AGRI