6h, rendors-toi. 8h, juste encore un peu. 9h, lève-toi. 10h, ça devient ridicule. Je voulais écrire aujourd’hui, je dois écrire aujourd’hui. Je me pousse. J’émerge enfin. Un petit goût d’alcool reste sur ma langue. Je relègue la honte au fond de mon estomac. Je suis une artiste, il paraît que j’ai droit à l’excès, il paraît que je dois être l’excès. Laver, frotter, purifier. Commencer par se brosser les dents. J’évite mon reflet dans le miroir. Trop tôt, trop brouillé. Sous la douche, je me trace, convoque la soirée de la veille. Sortie du boulot avec le projet de rentrer à la maison. Mais entrer dans un bar et décaler le projet initial de cinq heures. Des amis, manger trop peu, des amis d’amis. Parler de musique, j’ai noté le nom d’une chanteuse de jazz quelque part. Improbable de parler de jazz dans ce bar où la musique n’était qu’un décor au brouhaha dominant. Pourtant. J’enfile un vieux pantalon sans vraiment me sécher – je me punis avec cette sensation froide et mouillée – et je fouille mon sac pour retrouver le nom. Concha Buika, sur un petit papier tout froissé. J’allume mon monstre, mon compagnon, mon tyran, je cherche la musique de la fille sur mon ordinateur. Play. Je passe un t-shirt douteux. Plutôt bon, le son. Première partie de soirée validée. Plus tard, un inconnu, parler de la politique israélienne. Drôles de conversations dans ce bar. Je ne suis pas du tout d’accord avec le type. Ça l’excite. Moi non, il n’est pas suffisamment brillant. Et trop gentil. Ses amis tournent autour de moi, il ne voit rien. Deuxième partie de soirée acceptable, sans plus. Il me faut du thé. Après l’alcool, toujours beaucoup de thé. J’ai très soif. J’élude le brouillard, il est temps d’excaver la troisième partie de la soirée. Partie tôt et seule. Bien. Je voulais écrire aujourd’hui. Je dois écrire aujourd’hui. Une nouvelle pour un concours. J’ai oublié le thème. Il y a toujours un thème, ou une première phrase, ou une dernière phrase. Ecrire dans une petite cage. Je ne la trouve plus la cage du jour, perdu le dépliant avec les conditions. C’est important les conditions, il y a aussi la longueur, douze, quinze trente mille signes espaces compris. J’aimerais tellement comprendre l’espace dans les mots. Je regarde mon clavier. Écrire sans condition, écrire quand même ? Trop difficile, pas maintenant, pas encore. Je retourne à mon sac, le vide sur la table de la cuisine. Tampons, mouchoirs, cartes de visite, livres, carnet, stylos. Quelques billets. Je compte, rien dépensé du tout. Privilège des femmes. Je ne devrais pas les laisser payer. Ils y tiennent pourtant, comme à un ridicule bastion, comme à une marque de leur virile supériorité. Hier soir, le banquier a tout réglé, discrètement. Comme un vrai riche. Mécène d’un soir. Je me croise dans le miroir. Acceptable. Mettre une crème sur mon visage. Laisser poser et allumer mon téléphone. La petite machine a gardé les traces de la soirée. Des messages, des appels en absence. D’abord les filles, puis plus tard, les garçons. Toujours tard, l’heure des garçons. Des bouteilles à la mer. Je suis restée muette. Bien. Je voulais écrire aujourd’hui, je dois écrire aujourd’hui. J’efface tous les numéros des garçons, sauf un. Toujours le même. Je mange en regardant le numéro, je passe mes doigts sur les chiffres, mais je n’appelle pas. Je voulais écrire aujourd’hui, je dois écrire aujourd’hui. Je retourne au clavier. J’ouvre word et j’aligne les mots. Comme ça, juste comme ça. Rien de bon. J’ai envie de retourner au lit, de me cacher sous le duvet. Je résiste. Surfe sur les réseaux. Je lis un peu. Le bouquin recouvre le clavier, mais ne me distrait pas suffisamment. Je voulais écrire aujourd’hui, je dois écrire aujourd’hui. J’ouvre un autre word, cherche une idée pour cette nouvelle. Rien. Mes poches. Je n’ai pas fait mes poches, là ou se cachent les derniers reliquats de la soirée. Une pièce de deux francs et une boucle d’oreille, la gauche, dans mon jean. Et dans ma veste, le dépliant du concours, les conditions et le thème : Je suis venu(e) de loin. Bon. Je commence une histoire de voyage. Direction Corée.
L’avion est quasiment vide. Elle n’est accompagnée que d’une dizaine d’adolescents coréens qui tripotent d’improbables gadgets électroniques. Elle les observe déjeuner d’une boîte de nouilles à l’insistante odeur de crevettes aigres alors qu’elle se contente d’un écœurant croissant écrasé. Séoul se déploie enfin à travers son hublot. Il est 20h, heure coréenne. L’aéroport est immense, incroyablement propre et net. Gil récupère sans encombre son petit bagage et se met en quête d’un taxi. Elle s’agrippe à un petit bout de papier chiffonné. Elle y a recopié l’adresse que Haneul lui a recommandée pour sa première nuit en Corée.
Puis non, c’est loin la Corée. Loin dans les souvenirs, loin dans le cœur. J’ouvre un nouveau word. Je pense à d’autres voyages, d’autres souvenirs. Je n’ai pas envie de me souvenir. Je voudrais écrire sur un voyage que je n’ai pas fait, mais je n’y arrive pas. J’ai besoin de la lumière dans l’œil, du parfum dans le nez, de la fatigue dans le corps. Changer de perspective. Quelqu’un qui arrive alors, une rencontre.
J’ai marché en pensant. La Brasserie, fera moins froid dedans. Une bière. Y a une fille en face de moi. Elle pleurniche, elle est sacrément jolie, même en pleurnichant. C’est rare, ça. Je veux essayer d’écrire un petit poème sur ses larmes, mais elle me fait signe de venir. Elle a l’air fâchée quand je fronce les sourcils de surprise. C’est pas une fille qui apprécie qu’on mette en doute sa parole. Je me le tiens pour dit. Je m’assieds, je lui dis salut. Elle s’appelle Tili, je pense pas que c’est son vrai nom, mais c’est tellement joli que j’ai pas demandé d’explication. Tili, elle est venue avec le train, de loin.
C’est joli, cette fille qui vient de loin avec le train. Mais quand l’histoire est finie, c’est trop long, trop de signes espaces compris, c’est écrit dans le règlement du concours. Encore un autre word. J’écris extraterrestre et j’efface tout de suite. Je tente le rêve et cette sensation de venir de l’autre côté du monde au réveil.
Le froid remonte par mes pieds. Je ne comprends pas pourquoi j’ai froid. Il fait chaud, je porte des talons hauts. On boit du champagne, on rit, on tourbillonne. Des hommes et des femmes passent leurs mains sur ma taille. Tout est doré, délicieux. Je vais voler. Et je suis dans ma cuisine. Pas de talons hauts, pas de rire, pas de tourbillon. Le carrelage est glacé, je m’agenouille. Je veux repartir d’où je suis venue, de loin.
J’essaie aussi le déplacement, la séparation d’avec soi-même.
Elle s’offre un verre de vin avec son repas, regarde un peu la télévision, feuillette un magazine. Son téléphone professionnel vibre, des rendez-vous négociés au prix fort. Elle ne prend qu’exceptionnellement de nouveaux clients. Elle s’autorise un carré de chocolat, mais ne se sert pas l’Amaretto dont elle a envie. Elle éteint la télévision, son téléphone, la lumière. Elle se brosse les dents, se démaquille sous la douche. Lorsqu’elle se sèche, son regard croise une inconnue dans la glace embuée de la salle de bains. Elle doit plisser les yeux pour reconnaître cette femme qui vient de loin.
Mais il n’y a pas d’histoire, pas de profondeur, juste un ressenti que je mets en mots maladroitement. L’après-midi se grignote. Trop de mots et pas assez d’idées, de trame. Une petite angoisse monte alors que je me sens de plus en plus fatiguée. Comme une envie de canapé et de couverture. J’ouvre encore un nouveau word et le fixe. Tout blanc, sur mon écran. Aucune lettre, aucun mot. Je sursaute, on a sonné à la porte. Paquet, assurance, témoins de Jéhovah ? Une bonne occasion de quitter le clavier. J’ouvre sur une femme, une jeune fille plus précisément. Elle ne dit pas bonjour, juste un petit je veux téléphoner. Elle tremble, comme une vieille femme. Je la fais entrer. Je lui propose de s’asseoir. Elle est perdue dans mon salon, ne peut choisir entre le canapé et les chaises. Je lui prends le coude et lui indique un fauteuil. Je sens son odeur. L’odeur de ceux qui vivent dehors. Mon téléphone glisse dans sa main bouffie. Des veines bousillées par les injections. Elle n’arrive pas à composer le numéro. Je le fais pour elle. Une fois, deux fois, trois fois. Personne ne répond. Elle mord ses lèvres craquelées. Regarde le vide. Complètement arrêtée, épuisée. Que puis-je faire pour elle ? Elle chuchote qu’elle aimerait seulement se reposer. Sa marraine va l’aider, celle qui ne répond pas au téléphone. Je lui recommande un lieu où elle pourra boire un café, obtenir un conseil. Moi, je voulais écrire aujourd’hui, je dois écrire aujourd’hui. Je l’encourage de ma voix de maman, réservée aux chatons et aux grands blessés. Je la lève, la dirige vers la porte, et la referme sur elle.
En retournant à mon clavier, je me félicite qu’elle soit venue chez moi, l’artiste tolérante qui n’abuse pas des faibles. Puis, face à mon word vide et blanc, je me regarde mieux. Je n’ai rien proposé, rien donné. La laisser dormir une heure, lui faire un café, lui prêter un linge pour se doucher. C’était facile. C’était évident. Mais non. Aujourd’hui, ce n’est pas écrire une nouvelle pour un concours que je voulais. Je voulais qu’elle parte. Je voulais qu’elle quitte mon appartement et ma vie au plus vite. Je ne voulais pas de cette misère, de cet abandon chez moi. Je ne voulais pas de cet autre côté du miroir où l’excès n’est plus glamour, drôle et socialement admis.
Elle venait de tout près. Et je voulais qu’elle soit très loin.