La serveuse me reconnaît et me sert immédiatement le jus de mangue que j’adore. Elle n’oublie pas la petite serviette, elle sait que je suis la plus maladroite de ses clientes. La seule Blanche aussi. Le restaurant est chic, les Béninoises et les Béninois qui s’y pressent sont des femmes et des hommes d’affaires, pagnes élégants ou vêtements européens, sandales à talon ou souliers en cuir qui prouvent qu’assurément, on se déplace en voiture. Je commande un plat du jour, riz coco, poulet grillé, tomates, oignons et piment doux pour la dame de peu de couleur. Je feuillette un roman béninois lorsque la porte du restaurant s’ouvre, une énergie particulière me fait lever les yeux. Deux belles jeunes femmes noires entrent et sans même les entendre parler, je sais qu’elles sont afro-américaines. L’une d’elles est pieds nus et de confortables sandales d’inspiration allemande habillent les pieds de son amie. Elles sont toutes les deux vêtues d’un pagne mal ajusté, comme maladroitement posé sur leur corps, et des coquillages ornent leurs cheveux. Elles demandent le menu dans un américain que je suis la seule à comprendre – tout le monde est plurilingue dans ce pays, mais l’anglais fait rarement partie des compétences linguistiques. Tous les plats sont inscrits sur une ardoise, nos deux invitées ne connaissent pas le nom de ses mets béninois et difficulté supplémentaire, l’une d’elles est végétarienne. La patronne du lieu vient se charger de la communication et tout le monde finit par suffisamment se comprendre pour que de belles assiettes arrivent sur la table. Elles mangent avec les mains – chose courante au Bénin, mais que je n’avais jamais vue dans ce restaurant. La jeune femme qui marche nu pied renonce rapidement, elle n’aime pas son repas. Elles s’apprêtent déjà à repartir et hèlent la serveuse pour lui demander une grande bouteille d’eau. Celle-ci me regarde comme prise au piège alors je décide de traduire. Je n’aurais pas dû. La femme aux pieds nus se tourne violemment vers moi et me darde d’un regard de colère. Sa compagne me remercie très gentiment et je vois dans ces yeux-là qu’il n’y a pas de colère, mais de la tristesse. Colère ou tristesse d’être déchirée, de n’être ni complètement l’une ni complètement l’autre. Colère ou tristesse qu’une femme blanche fasse le pont entre elles et un moment d’Afrique. Colère ou tristesse de ne pouvoir rien de plus que de rendre visite au pays des ancêtres. Colère ou tristesse que la déchirure soit si profonde, si irrémédiable, si complète qu’elle fasse du retour un fantasme inatteignable.
Rédigé en résidence au Bénin sur l'invitation de Laboratorio Arts Contemporains avec le soutien de Pro Helvetia